Keagan a plus d’une trentaine de tatouages éparpillés sur la peau, dans une cacophonie graphique sans queue ni tête + il passe la plupart de ses nuits à dilapider la fortune familiale dans des sorties toujours plus exubérantes + profondément homosexuel, il tente de se convaincre du contraire en s’envoyant nana sur nana, qu’il traite comme de vulgaires morceaux de viande + il consacre plus de temps qu’il n’en faut à des séances de musculation intensives + il a un style vestimentaire reconnaissable entre mille, à base de vieilles fringues trouées, de tee-shirts sans manche à l’effigie de groupes de punk et de métal + il a un rein en moins, s’en porte tout aussi bien + il possède un vieux chien récupéré au bord de la route, dont tout le monde s’occupe mieux que lui chez les Rhodes + il a une démarche un peu chaloupée qui lui a valu de nombreuses remarques + il s’envoie litres sur litres de Coca Zéro et ne boit au final que très peu d’eau + maniaque de l’apparence, il fait la chasse aux racines et se décolore donc très souvent les cheveux + il est dévoré depuis l’enfance par un complexe d’infériorité qui aujourd’hui dicte la majorité de ses actions + il s'est entêté à faire des études et à réclamer la succession de la mafia alors qu'il est fait pour les tâches manuelles, comme le prouve son habileté en mécanique
Un enfant difficile. Un gosse turbulent. Un élève dissipé. Les expressions varient mais le fond reste le même : j’étais un sale petit merdeux à qui on aurait bien botté le cul. Pour combler un manque d’attention, d’après l’assistante scolaire que j’me coltinais tous les mardis midi. Des conneries. J’avais rien à prouver, comme ces mômes délaissés par leurs parents. C’est vrai que mon père était pas souvent là, qu’y avait un truc qui clochait avec ma mère. C’est d’ailleurs pour ça qu’elle a fini par se tirer sans un mot. J’sais pas pourquoi mais j’enchaînais les conneries plus grosses que le chiard maigrichon qu’j’étais à l’époque, j’provoquais les bastons sans penser que j’allais me faire exploser la tronche par les CM2 les plus costauds du coin. J’revois encore le visage horrifié d’ma mère, une fois où j’avais cherché la merde avec des caïds du collège d’en fac. C’est vrai que j’me sentais pas peu fier, à la voir s’inquiéter, panser mes blessures, prendre le temps d’me bichonner sans penser à Soren, Aedan et Mackenzie. J’en suis venu à apprécier les engueulades et les gifles parce que ces moments-là étaient qu’à moi. Aucun autre Rhodes, même pas mon père, était capable de la détourner des insultes dont elle ponctuait ses réprimandes.
J’crois que j’étais content. Content, jusqu’à ce qu’elle commence à me citer Soren en exemple. Soren et ses notes exemplaires. Soren et ses bons points. Soren et ses airs de merveille. Regarde Soren, lui au moins, il a des copains. Lui au moins, il fait pas de vagues, il a même compris comment lire avant l’heure. Soren, Soren, Soren. J’crois que tout vient de là. C’est un peu c’que disait l’autre barbu, avec ses traumatismes de l’enfance, ses complexes d’Œdipe et ses trucs incestueux dégueulasses. J’pense que tout s’est déclenché à c’moment-là. L’envie d’être le meilleur qui se heurte à la réalité. Réalité où l’excellence, c’est le deuxième fils. C’est pas l’aîné, qu’est censé être aimé par la famille entière et qu’on exhibe avec fierté ? J’comprends pas ce qui a foiré. On vient pourtant du même ventre, on a reçu les mêmes gènes et la même éducation à mi-temps. Mais c’est Soren qu’a réussi à récolter tous les lauriers qui m’étaient destinés. J’me demande s’il le fait pas exprès depuis le début, l’enculé.
Contrairement à c’qu’on braille dans les chansons depuis trois plombes, les choses se sont pas arrangées avec le temps. J’en ai chié pour essayer de corriger c’qui allait pas chez moi, la colère et la violence, les résultats dégueulasses à l’école. Mais le fossé a pas arrêté d’se creuser avec mon frère et mes efforts sont passés à la trappe. Qui se foutait d’un B- quand l’autre ramenait un A+ en grande pompe ? Puis les autres m’faisaient chier, à m’regarder de travers et m’traiter de tafiole sans raison valable. Fallait bien que quelqu’un leur apprenne le respect à ces connards. Jaloux, c’était ça l’problème. J’ai toujours eu une belle gueule et les nanas ont commencé à s’affoler quand j’ai fini de muer et pris du muscle plus tôt qu’tout le monde. J’ai commencé à m’en envoyer pour voir c’que ça faisait. J’ai été plutôt déçu, rapport à c’qu’on m’avait vendu. J’le suis toujours et c’est pas force de les fourrer, les salopes. Mais j’sais pas, j’suis p’têtre trop cérébral avec les nanas. J’essaie d’me dire que j’fais un blocage depuis que ma mère s’est cassée mais ça, c’était déjà avant. J’crois que l’problème, c’est depuis c’qui s’est passé au lycée. Personne est au courant. Personne sera jamais au courant, j’crèverai avant le connard qu’aura pigé c’qui s’est tramé là-bas.
J’ai pris ma chance après le lycée, pour montrer à tout le monde qu’j’avais rien à prouver. J’me suis lancé dans un truc qui en jetait, quelque chose d’utile pour reprendre les affaires de la famille, comme ils l’attendaient tous sans oser le dire. Moi aussi, j’voulais reprendre la suite comme le voulait la tradition et faire comprendre que j’avais la carrure pour gérer le business. Qu’j’ai toujours les épaules pour porter l’un des plus gros réseaux de la ville et donner l’exemple à mes frères et sœurs.
J’me suis vite fait chier en éco. La gestion m’emmerdait, le marketing m’donnait la gerbe, j’comprenais pas pourquoi fallait étudier les théories mercantiles de mes deux pour devenir le plus grand mafieux d’tous les temps. Et puis j’pouvais pas dire non aux orgies des fraternités, aux litres de bière avalés sur le cul de minettes en chaleur et aux bastons presque plus violentes qu’au Fight Club, garanties sans représailles. J’ai commencé à avoir du mal à m’lever le matin, à sécher d’temps en temps et puis j’ai fini par plus m’pointer à certains cours. J’me disais que j’pouvais toujours rattraper en bossant à côté, comme le faisaient tous les binoclards trop handicapés pour sortir de leur piaule. J’l’ai fait, un peu. J’me suis planté aux exams et j’ai capté qu’ces conneries étaient pas faites pour moi : y m’fallait de l’action, du terrain, apprendre sur le tas aux côtés de Rhodes senior. C’est c’que j’ai essayé d’lui faire comprendre mais ce connard avait déjà pris sa décision. Il avait Soren en vue depuis le départ, l’enculé. J’l’ai mal pris, j’ai pété une durite et pas mal de trucs précieux au passage, mais ce connard le méritait. Comme le connard du bar le méritait. Comme la salope qu’a osé baver sur la mafia le méritait. J’crois que j’ai cogné tout l’monde sur mon passage, ce jour-là. Rien à voir avec le fait qu’ça faisait deux ans tout pile qu’ma mère s’était tirée. Ou qu’le putain de connard de pompiste m’avait reluqué le cul pendant que j’regardais ailleurs. Et qu’ça m’avait plu.
J’étais pas gay. J’suis toujours pas gay, j’le serai jamais. Y’a qu’à voir le nombre de meufs que j’tringle par semaine. Des fois deux par soir, quand j’suis en forme. J’peux pas être gay. Si j’commence à me dire que j’ai le droit d’prendre mon pied avec des mecs, j’suis dans la merde jusqu’au cou. Alors j’suis pas gay. Des fois, ça dérape avec un type qui me provoque ou un mec qui m’met une main, mais j’suis pas gay pour de bon.
J’me suis mis à bosser pour la famille. A exécuter les basses tâches pour redorer mon blason de perdant. J’m’y suis qu’à moitié plus, dans le deal et la baston sévère. J’préfère me mettre sur la gueule avec des types sur mon temps de loisir, pas dans le business. J’me suis dégoté un petit job dans un garage, un truc qu’était pas vraiment sérieux, c’était plus pour faire passer la came discrètement. C’est la première fois d’ma vie que j’me suis trouvé bon pour quelque chose, les mains dans la crasse et l’huile à moteur. L’odeur dégueulasse des rouages et de l’acier.
Soren a plongé pour une histoire de meuf. J’ai pas pigé pourquoi ce con s’est rendu pour les miches d’une blonde mais j’sais que ça m’a donné la seconde chance dont j’rêvais depuis des plombes, alors que j’bossais ma mécanique. Avec le caïd en prison, j’ai repris mes droits chez les Rhodes et mon père m’a filé les clés du palace sans rien me demander en retour. J’aurais dû me méfier d’autant de générosité de sa part. Ca cachait forcément quelque chose. Comme cette hâte de m’voir me planter et de foirer les affaires que mon frère avait mis en place. Tout était prévu, il m’a dit lui-même qu’il le savait dès le départ, qu’j’allais me manger en beauté. Forcément, on m’a jamais expliqué les ficelles du métier. On m’a jamais dit comment gérer un réseau de mafieux et c’est pas un putain de savoir inné. Enfin si, ça l’est quand on écoute le vieux, Soren ou même Kenzie la lèche-cul : lui, il a ça dans le sang. Comme si le trafic de stup’ était en option à la sortie des cuisses de notre mère. Du foutage de gueule. Parce qu’aucun a jamais vraiment voulu m’donner ma chance, ils sont tous trop contents d’me voir en chier au fond d’mon trou, ces enculés.
J’ronge mon frein depuis que le prince a récupéré son trône. J’ai retrouvé mes bagnoles et mon cambouis, et j’ferme toujours aussi peu ma gueule sur les sujets qui fâchent. On m’engueule parce que j’ai foutu la merde dans les histoires de trafic sans chercher à capter qu’on m’fout des bâtons dans les roues depuis que j’suis né. Y’a personne qui comprend c’que j’me bouffe dans les dents depuis trente-et-unes piges. Personne.